Cadre pour un portrait

La technique de la photographie a été mise au point à peu près au moment où Honoré Daumier exécutait ses premières lithographies, c’est-à-dire à une époque où il était encore peu connu des photographes, de sorte qu’il n’existe pas de photos de lui quand il était jeune. En revanche, la police avait des raisons de s’intéresser à cet artiste frondeur, hostile au pouvoir en place et dont les caricatures devaient, dès 1832, le conduire à la prison Sainte-Pélagie. Son incarcération donna lieu à l’établissement d’une fiche signalétique qui se trouve aux Archives de la Seine et qu’on peut lire dans le remarquable livre Daumier (1808-1879) publié en 1999 par la Réunion des Musées nationaux. Elle décrit Daumier : « Nez retroussé. Taille 1m71. Bouche moyenne. Cheveux noirs. Menton ovale et saillant. Sourcils moyens. Visage ovale. Front large et plat. Yeux gris. Marque particulière : cicatrice au haut du front, près du départ des cheveux.»
C’est plus tard, lorsqu’il a acquis la notoriété, qu’apparaissent des photos de lui. Mais elles le représentent dans son âge mûr et dans sa vieillesse.
Bien entendu, le célèbre caricaturiste a été lui-même caricaturé et il est l’auteur d’un autoportrait. A la fin du XIXe siècle il est décrit comme suit : « Très larges épaules, une tête plutôt grosse, un regard pénétrant, un nez inélégant, un front massif à la Beethoven barré d’un sillon, des cheveux longs rejetés en arrière, une barbe en collier ».
Quant au Daumier jeune, il existe de lui deux portraits : l’un attribué, à tort semble-t-il, à Corot ; l’autre qui a été réalisé vers 1830 par un ami de jeunesse : Philippe-Auguste Jeanron. Les deux hommes s’étaient connus dans le même salon de peinture.
Les vies de ces deux « copains » présentent quelques similitudes mais aussi des différences importantes. Il est tentant de les comparer dans une sorte de parallèle.
Ils sont nés à un an de distance, en 1808 et 1809, tous deux dans des ports : Daumier à Marseille, Jeanron à Boulogne-sur-mer. Peintres et républicains convaincus, ils ont combattu avec courage et constance pour leurs idées. Même leurs fins de vie présentent des ressemblances : Jeanron est mort paralytique en 1877 suivi, en 1879, par Daumier devenu quasiment aveugle.
Là s’arrêtent les ressemblances, lesquelles sont le fait du hasard et des circonstances, tandis que les différences sont imputables aux tempéraments respectifs des deux hommes.
L’existence de Daumier est comme une ligne droite qui relierait sa naissance à sa mort. Le jeune Honoré semble n’avoir fait que peu d’études scolaires. Il était et resta exclusivement peintre, caricaturiste et sculpteur. Toute sa vie fidèle aux idéaux de sa jeunesse, il mit son talent au service de ses convictions. Ses œuvres lui rapportèrent peu d’argent et il tira souvent le diable par la queue. Son combat contre la monarchie lui valut de connaître la prison. Lorsqu’il aurait pu recevoir la Légion d’honneur, il la refusa. Il épousa une simple couturière. Il finit sa vie dans une humble maisonnette de Valmondois. C’était un homme désintéressé, passionné seulement par son art mais dénué d’ambition, ce qui n’est pas forcement une qualité. Ce fut un artiste, rien qu’un artiste !
Tout autre fut la vie de Philippe-Auguste Jeanron. Contrairement à Daumier, il fréquenta de prestigieux établissements scolaires où il fit d’excellentes études, vraisemblablement comme boursier.
Il hésita entre les vocations littéraire et artistique et finalement opta pour la seconde non sans se disperser un peu. Il prit part aux émeutes de juillet 1830 ; tint sur l’art des conférences qui connurent une certaine vogue ; écrivit des articles dans diverses revues tout en continuant à peindre et à participer à des salons et à des expositions, où il obtint des médailles. Très tôt, il approcha des hommes influents tels que Pierre Leroux, Ledru-Rollin, Godefroy Cavaignac. Il devint leur ami. C’était visiblement un homme doué de beaucoup d’entregent. En 1848, Lamartine le fit entrer au ministère des Beaux-Arts où il se montra un directeur actif, dévoué, intelligent qui réorganisa les musées ; refit le classement des œuvres d’art ; obtint des crédits importants pour restaurer le Louvre et la galerie d’Apollon ; fit ouvrir un musée égyptien, créa le Musée du Luxembourg et celui de la Marine, etc.
Au terme de cette brillante carrière administrative, Jeanron devait cumuler à Marseille les postes de directeur du Musée et de directeur de l’Ecole des Beaux-Arts. Il était aussi devenu correspondant de l’Institut et Officier de la Légion d’honneur.
Jeanron épousa une femme-peintre de talent. Il acquit un château à Orgnac où il mourut. Il fut inhumé dans le petit cimetière de cette commune de Corrèze. Il est resté alors que Daumier, enterré provisoirement à Valmondois, a été transféré au Père Lachaise. Faut-il y voir un symbole ?
Tout en continuant à peindre, Jeanron a laissé s’infléchir sa vocation. Son souci de faire carrière – carrière féconde qui fut utile à la préservation du patrimoine artistique de la France – a sans doute contribué à sa notoriété, laquelle fut immense au XIXe siècle. Bref, il s’embourgeoisa, ce qui est une différence fondamentale par rapport à son ami Daumier.

Le talent d’un peintre se mesure-t-il au volume des articles qui lui sont consacrés de son vivant ? Un Dictionnaire des contemporains paru en 1870 accorde 95 lignes à Jeanron et seulement 19 à Daumier (Géricault en reçoit 30). La Grande Encyclopédie des Beaux-Arts éditée en 1925 réduit à 25 lignes l’article « Jeanron » mais porte à 230 celles consacrées à « Daumier » (Géricault : 140). L’aventure de l’art au XIXe siècle (1991) contient des articles nombreux et substantiels sur Daumier (sur Géricault aussi) mais Jeanron n’est pas même cité, ce qui est injuste. Quelle leçon doit-on en tirer ? Que la postérité ne ratifie pas toujours le jugement des contemporains et qu’elle se charge de rendre aux artistes morts la place qui leur a été refusée de leur vivant. Les exemples de tels désaveux infligés par les siècles ne manquent pas. On peut dire de certains artistes qu’ayant mangé leur gloire en herbe, ils ne la récoltent pas en grain.

Vicissitude de la Renommée : Jeanron est maintenant oublié ou tout au moins inconnu du grand public. Quoi qu’il en soit, sans lui nous ne connaîtrions pas les traits du visage de Daumier jeune. Qu’il en soit donc remercié !

 

Marcel Mercier