L'affaire des poteaux laids

C’est aux alentours de 1930, autant qu’il m’en souvienne, qu’on vit pousser un peu partout à Valmondois des antennes et des mâts qui supportaient des fils. Les extrémités supérieures de cette végétation insolite étaient garnies de grappes de tasses de porcelaine – les isolateurs – qui ornaient les façades, telles des jacinthes fanées. C’était le téléphone.

La population accueillait ces nouveautés comme les témoignages d’un progrès qui gagnait les campagnes.

Les hirondelles s’en faisaient des perchoirs. Elles interrompaient leurs arabesques pour s’y reposer, pour y gazouiller. En septembre, elles s’y rassemblaient le matin, un peu plus nombreuses chaque jour. Leurs petites silhouettes noires et blanches formaient comme les notes d’une gigantesque partition dont les fils étaient les portées. Puis, un beau jour, on constatait qu’elles étaient parties pour leur grande migration. Elles allaient proclamer par-delà les océans que nos contrées étaient devenues inhospitalières. C’était le début de l’automne.

L’usage du téléphone se généralisant, des poteaux apparurent le long des rues. C’étaient des poteaux de bois brut le long desquels on voyait grimper des ouvriers. Leurs chaussures étaient armées de griffes métalliques avec lesquelles ils s’accrochaient pour effectuer leurs ascensions et remplacer les isolateurs cassés, car les tasses de porcelaine attiraient les jets de pierres comme les arbres attirent la foudre. Les garçons du village s’attroupaient pour regarder ces hommes-singes qui évoluaient si facilement en hauteur.

Mais l’indéniable utilité du téléphone dans le village ne suscitait pas que le contentement. Les esthètes virent se multiplier les poteaux avec autant de colère que les artistes parisiens en éprouvèrent à la vue de la tour Eiffel s’édifiant dans le ciel de Paris.

Un homme d’esprit, journaliste et quelque peu artiste, M.B.., qui habitait non loin du château fut gratifié, juste en face de chez lui, d’un poteau doublé d’une sorte de tuteur oblique qui, paraît-il, lui gâchait la perspective. Aujourd’hui, on appellerait cela une provocation. C’était la laideur absolue. Ce poteau était laid ! Ce fut le poteau laid, jeu de mots facile qui fit fureur. Un éditeur prit des photographies d’où sortit une carte postale : « Valmondois (Seine-et-Oise) : les poteaux laids. Monument postal du XXè siècle. »

Le rire allait-il venir à bout des géants de bois ? Que nenni ! Il fallait donc faire un peu plus. Le Valmondoisien obstiné acheta un lot de ces cartes postales qu’il transforma en invitations. Il les envoya à ses connaissances. L’une d’ elles est arrivée entre mes mains.

On devait procéder le dimanche 27 juin 1937 à une cérémonie burlesque : l’inauguration solennelle des hideux poteaux sous la présidence de M. le Ministre des Travaux Inutiles. Ensuite on se rendrait au « Chalet normand », à proximité immédiate de la gare, côté Port-aux-Loups, où un banquet était organisé.

Cette grandiose dérision n’eut pas l’effet escompté. Certes, quelques poteaux ont été déracinés depuis. Leurs cadavres gisent, tels des Titans foudroyés, non loin de la Villa Daumier. Ils portent les cicatrices laissées par les griffes des agents du téléphone. Mais la plupart continuent à narguer les mânes de M. B : les considérations d’ordre utilitaire l’ont emporté sur les considérations d’ordre esthétique.

Consolation : les talentueuses protestations des milieux artistiques et littéraires parisiens de la fin du XIXè siècle n’avaient pas réussi à « déboulonner » la tour Eiffel. On s’est habitué à la présence de la Grande Dame et, même, elle est devenue dans le monde entier l’emblème de la Ville de Paris. On n’ose prédire un destin aussi prestigieux aux poteaux de bois et il serait déraisonnable d’espérer qu’ils puissent contribuer à la renommée universelle de Valmondois.

Finalement, ces vénérables septuagénaires se sont intégrés au paysage valmondoisien et on leur témoigne la sympathie que mérite leur grand âge. Mais leurs jours sont désormais comptés car l’enfouissement des lignes aériennes a commencé. L’ère des poteaux laids sera bientôt révolue. Ils auront permis l’acheminement des conversations humaines. Grâce leur soit rendue !

 

Marcel Mercier